Les métiers

Soumis par pierre-yves le ven, 12/03/2010 - 23:50

Les métiers sont connus grâce au Livre des métiers, rédigé en 1268. Le prévôt des marchands de Paris, Étienne Boileau, convoque les chefs des métiers au Châtelet, pour leur demander de dicter les us et coutumes de leurs professions. Il enregistre 101 métiers, dont ceux relatifs à la construction. Chaque "statut" régit les relations interprofessionnelles, dans un souci de qualité et de lutte contre la fraude (une fraude bien connue est celle des plâtriers qui rajoutent une poudre inerte au plâtre). Les tâches sont réparties entre corps de métiers, qui vont eux-mêmes, progressivement, s'organiser en corporations ou en loges. Les marchés, aussi bien de fourniture (bois de charpente ou carrière) que de réalisation (maçonnerie, charpente, vitraux), sont attribués après appel d'offre (annonce), à la criée (enchère au mieux disant) ou par adjudication (en fonction de critères autres que le prix, comme la qualité ou le délai). Le paiement est au forfait (prix global unique) ou sur bordereau de prix (prix unitaires à multiplier par les quantités mesurées ou estimées). Il est versé au fur et à mesure de l'avancement du chantier ou des livraisons. Seuls les travaux les plus conséquents (terrassement, taille de la pierre) sont exécutés en régie, avec le personnel directement rémunéré par le maître d'ouvrage. On estime que la moitié du coût des grands chantiers couvre la main d'œuvre, et l'autre moitié les matériaux. Un chantier comme celui de l'abbatiale de Westminster requiert 400 ouvriers, au plus fort de son activité (en été). L'église Saint-Robert de La Chaise-Dieu nécessite 100 artisans et 400 manœuvres, pendant environ 8 ans (1344-50). C'est un des rares chantiers qui soit exécuté sur une courte période, sans changement de maître d'œuvre. L'église Saint-Gervais-Saint-Protais de Gisors, qui s'étale sur une plus grande période (de 1496 à 1548), fait travailler seulement 12 artisans et quelques manœuvres. Mais le chantier est actif environ 260 jours par an. Les maçons et les tailleurs Au début du Moyen-Âge, les travaux des églises et des châteaux sont contrôlés par un maçon anonyme, recruté parmi les maçons expérimentés. Maçons et tailleurs de pierre sont en général des serfs (comme 2/3 de la population), qui sont attachés, comme des esclaves, au service de l'évêque ou d'un seigneur. Ils travaillent en silence, suivant la tradition monastique. Ils peuvent toutefois gagner leur liberté en travaillant sans relâche 366 jours (un an et un jour), jour et nuit, quelque soit la tâche. Beaucoup choisissent le métier de maçon pour s'affranchir. D'autres s'affranchissent en fuyant et en quittant leur région (si leur maître ne les réclame pas, ils sont libres au bout d'un an et un jour). Les tailleurs et les maçons apprennent leur métier sur le tas. Le jeune aide ses aînés, en préparant le mortier et en portant les outils ainsi que les blocs à tailler. Après sept années comme apprenti, il passe son examen qui consiste à réaliser un chef d'œuvre. S'il est admis, il est recommandé d'effectuer le tour de compagnon. C'est ainsi que naît un esprit de fraternité entre tailleurs, esprit qui sera encouragé par l'importance grandissante des maître-maçons et par la création des loges. Le tailleur de pierre est également maçon, c'est lui qui assemble les pierres appareillées. Peu à peu la distinction s'établit entre le simple maçon, qui appareille les pierres taillées, et le tailleur qui manie le burin et le marteau. Bien qu'il travaille la même pierre à texture fine des sculpteurs de statues, le tailleur livre une pierre franche (en anglais, free stone mason),  c'est à dire à bords francs (droits). Le terme franc-maçon n'est pas employé, à cette époque ; il sera introduit par les Anglais en 1725 (et concerne la franc-maçonnerie spéculative). L'art gothique, parce qu'il fait appel à de nouvelles formes, à de nouvelles techniques et à une importante main d'œuvre, va révolutionner le monde des maçons et les relations avec les donneurs d'ordre et entre eux. D'abord, au début du XIIe siècle, les ouvriers sont devenus libres, c'est à dire employés et rémunérés, mais ils ne sont pas encore ou rarement des artisans indépendants, capables de vendre leurs services à qui ils veulent. Les tailleurs possèdent leurs propres outils. Ils sont payés au temps passé ou à la pièce (pierre taillée). Dans ce cas, ils signent leur travail en apposant une marque de tâcheron (initiales, signes particuliers), qui permet au contrôleur de vérifier la qualité du travail et de compter le nombre de pierres à payer. Ces signes ne sont en général pas visibles car ils restent sur les faces engagées (on peut en voir, bien visibles, sur les piliers de Vézelay). Ils reçoivent, en plus, des avantages en nature (vin, logement pour certains, soirées agrémentées par des saltimbanques). Les heures de nuit (à la chandelle) sont mieux payées. Le métier est dur et fatiguant : comme pour tout métier de plein air, la journée débute au lever du soleil et s'achève au coucher du soleil. Parce qu'il est itinérant, le maçon dort sur place, loin de sa famille. Le maçon porte un bonnet de feutre, qui lui protège les cheveux de la poussière, et s'apparente à un signe de reconnaissance. Le déplacement des blocs et leur taille sont éprouvants. Mais, en plus de la fatigue, le tailleur respire des poussières de pierre taillée qui encrassent ses poumons et l'exposent à mourir jeune. Il encourt également les risques de chute de pierre ou de chute depuis un échafaudage. Tout cela mérite reconnaissance et salaire. L'afflux de main d'œuvre permet aux anciens de monter en hiérarchie : ils encadrent plus qu'ils ne réalisent eux-mêmes, ce qui limite leur exposition aux risques. Ils reçoivent également l'aide bénévole de pèlerins et de fidèles, qu'il faut encadrer. On a comparé l'engouement pour la construction des cathédrales à la croisade au Proche-Orient. Dans les deux cas, des pèlerins anonymes, et démunis, mettent leur vie au service de la cause religieuse. En hiver, le travail est ralenti ; les saisonniers rentrent dans leurs familles. Avant de partir, ils protègent le sommet des murs de l'infiltration et du gel, à l'aide de paille et de fumier. Au milieu du XIIe siècle, les tailleurs acquièrent le droit d'établir un abri, la loge maçonnique, qui sert à abriter les outils, à travailler en hiver quand il fait froid et pluvieux. Au delà de cette fonction première, la loge sert de lieu de réunion, et bientôt elle équivaut à une forme d'organisation, quasi syndicale, pour défendre les intérêts des ouvriers et faciliter leur vie. La loge évolue encore au XIIIe siècle : elle s'équipe d'un dortoir, d'une salle à manger et d'une salle d'étude. Elle contribue à l'émancipation des maçons, et à leur élévation dans l'échelle sociale. Les métiers d'architecte et de maçon font voyager. On effectue des voyages pour changer de chantier, ou pour étudier. C'est toute une fraternité qui communique, en Europe, et s'échange des secrets de construction. C'est pourquoi l'art gothique se propage aussi rapidement en Europe. Mais ces voyages exposent aux dangers des routes (vols). La loge assure le vivre et le coucher des visiteurs, et met à leur disposition de l'agent de poche, comme une banque (la loge créancière rembourse à l'occasion d'une visite de la loge invitante). La notion du secret est importante pour tenir les évêques à distance et rendre les architectes indispensables. Pour protéger les secrets, le visiteur reçu dans une loge extérieure doit connaître le mot de passe et faire des gestes rituels. Rituel et secret sont restés les adages de la franc-maçonnerie ! L'ouverture des loges de maçons aux non ouvriers (non operative mason) débute en Angleterre et en Ecosse au XVIe siècle. La Grande loge de Londres date de 1717. Les femmes et les chantiers : les registres de paye montrent que des femmes étaient employées, à des tâches moins pénibles que la taille de la pierre, comme le port des pierre à maçonner ou la fabrication du plâtre et des mortiers (c'est ce qu'on voit en Inde, par exemple : des femmes qui transportent dans des paniers le mortier ou les pierres cassées). La communauté est dirigée par le maître-maçon ou maître-tailleur de pierre (magister operis). Il sort progressivement de l'anonymat. Plus les dimensions augmentent et plus la technicité prime, plus le maître d'ouvrage (l'évêque ou l'abbé) s'efface au profit du maître-maçon. Le maître de Saint-Denis, s'il a existé du temps de Suger, est totalement inconnu. Une des premières mentions de maître-maçon est dans le contrat que Bernard le Vieux (inconnu par ailleurs) signe pour la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle, en 1078 (il fournit 50 "lapicides", ou "tailleurs de pierre"). En 1175, Raymond le Lombard est recruté par l'évêque d'Urgell, en Suisse, pour la reconstruction de la cathédrale. À Canterbury, on sait que des architectes ont été mis en concurrence, avant que Guillaume de Sens (qui a fait ses preuves à Sens) soit retenu. Jusqu'au XIIe siècle, les maîtres sont appointés pour un chantier unique, et ne peuvent se déplacer sur d'autres sites sans l'accord de l'employeur, pour éviter le débauchage. Le maître-tailleur conçoit l'ouvrage : la conception ne procède pas de calculs savants ; en dépit de sa hardiesse, elle participe d’un ensemble d’intuitions structurelles et de savoir-faire lentement sédimentés. Au début du gothique, il n'établit pas de plans, faute de papier robuste et résistant à l'humidité. Le parchemin est cher, mais on a retrouvé celui du palimpseste de Reims (1250) et celui de la Maison de l'Oeuvre Notre-Dame de Strasbourg (1275). Les plans existent plutôt dans l'Est (Strasbourg, Fribourg-en-Brisgau, Cologne, Ulm, Vienne, Prague) ainsi qu'à Clermont. En général, les plans sont tracés à même le sol, ou sur un mur, grandeur nature, par l'apparator, responsable de l'appareillage. À Bourges, on peut toujours voir, sur le sol de la crypte, le plan, gravé au burin, des verrières, qui permit de préfabriquer les encadrements. Les dessins sont tenus à l'abri, dans la trasura, ou "chambre aux traits" (on en a retrouvé la trace à Rouen, Paris, Strasbourg, Wells et York). Des gabarits sont fabriqués en bois, pour l'édification des colonnes ou pour la découpe des pierres. Pour la petite histoire, des maîtres d'ouvrage ont revendiqué la propriété des gabarits, pour éviter que les ouvrages ne soient copiés. Le maître est secondé par un régisseur ou économe, chargé de contrôler les finances et de payer les ouvriers et les fournisseurs, et assisté par le parleur, qui transmet les ordres aux subalternes. Le maître enseigne enfin au futur maître, qui est un tailleur habile, le calcul des poussées et les relations avec le maître d'ouvrage et les fournisseurs. Les instruments du maître-maçon sont : le compas (pour reporter des écarts ou tracer des arcs de cercle), l'équerre et la règle graduée. Les maçons utilisent également le pied à coulisse, pour mesurer la profondeur d'une rainure ou pour tracer une ligne courbe parallèle au bord. Les notions de géométrie sont assez simples. Elles sont inspirées des règles découvertes par les Grecs et transmises par les Arabes : par exemple, pour dessiner deux carrés, le second deux fois plus petit que le premier, il suffit d'inscrire le second dans le premier en joignant les milieux des côtés du premier. En revanche, les architectes du Moyen-Âge ne savent pas démontrer que la somme des angles d'un triangle fait 180°. Progressivement, les maçons vont prendre de l'importance et, par la même, gagner leur indépendance de pensée et d'action. Leur art se complexifie, et fait appel à des techniques délicates. L'expérience acquise sur les premiers chantiers permet de rationaliser le travail, pour faire face à l'ampleur croissante des tâches : élever des voûtes à 40 m de hauteur multiplie exponentiellement les difficultés (levage, rigueur des aplombs). Les évêques eux-mêmes se font concurrence. C'est la course aux plus hauts et plus beaux ouvrages. Les maître-maçons, attachés à un évêque, sortent de l'anonymat ; ils obtiennent le droit de signer leurs œuvres (noms inscrits au centre du labyrinthe de Chartres, par exemple). Prêts à travailler pour le plus offrant, ils réclament davantage de reconnaissance. Par esprit de contestation, et sûrs de leur force, ils provoquent les évêques en portant les cheveux longs et la barbe, en contradiction avec les usages. Comme les évêques leur enjoignent de se raser, ils vont même jusqu'à faire grève, en 1230, pour prouver leur force. Les évêques cèdent. Au XIIIe siècle, il est courant que le maître supervise plusieurs chantiers à la fois (sauf s'il signe un contrat d'exclusivité, comme fit Gautier de Varinfroy, à Meaux, en 1253). L'exclusivité permet au commanditaire de préserver le génie d'un architecte talentueux, dans un monde de concurrence et de surenchère (toujours plus haut, toujours plus beau). La fonction du maître évolue vers un travail principalement de conception et de calcul. Il dessine des plans, qui sont conservés précieusement dans un coffre (comme seront conservées les cartes marines des explorateurs). La supervision des travaux est confiée à un contremaître (magister fabricae). Les tâches sont ainsi séparées entre le concepteur ou architecte, qui voyage de chantier en chantier et diffuse l'art flamboyant, et le réalisateur, qui reste attaché à un même chantier durant de longues années. Plusieurs exécutants peuvent se succéder, et le chantier peut s'étaler sur des décennies, voire des siècles, sans qu'il soit envisagé de modifier les plans d'origine. Ce fut le cas de la cathédrale de Cologne, commencée en 1248 et achevée en 1880, en respectant les plans d'origine. Les architectes sont mieux connus dans cette période : Pierre de Montreuil se fait appeler doctor lathomorum, "spécialiste de la pierre". Il reconstruit l'abbaye bénédictine de Saint-Germain des Prés (cloître, dortoirs, bibliothèque, salle du chapitre et réfectoire, de 1239 à 1245), et achève l'abbatiale de Saint-Denis (vers 1250) et Notre-Dame de Paris (1260). On lui attribue également le réfectoire de l'abbaye de Saint-Martin-des-Champs (2 nefs de 12x42 m) et la Sainte-Chapelle (attribuée aussi à Robert de Luzarches et à Thomas de Cormont, les architectes de ND d'Amiens). Gautier de Varinfroy œuvre à Meaux (1253) et Évreux ; il reconstruit la tour sud de Sens (effondrée le jeudi saint de l'an 1267). Jean Deschamps (mort en 1287) travaille dans le Sud de la France : Clermont-Ferrand (chœur de 1248 à 1273), Limoges, Narbonne, Rodez, Toulouse et peut-être Agen (détruite depuis). Au XIVe siècle, le gothique influence les bâtiments civils. Raymond du Temple est nommé par Charles V, maître-maçon des chantiers royaux, en 1364. En 1376, Charles V sera même parrain de son fils, Jean, qui succédera à son père sous Charles VI. Raymond élève la Sainte-Chapelle de Vincennes (à partir de 1390) et une aile du Louvre, aujourd'hui disparue, avec l'aide de Guy de Dammartin, lequel entre au service du frère du roi, Jean de France, duc de Berry (Bourges), en 1367. Son frère, Drouet, qui a travaillé pour un autre frère du roi, Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, lui succède en 1413. On trouve un Jean de Dammartin, à Tours (façade de la cathédrale), au XVe siècle, et un Guillaume de Dammartin, à Nantes (cathédrale). Son fils Pierre lui succède. Martin Chambiges est noté à Sens (1490-94), puis à Paris (nef de Saint-Gervais-Saint-Protais, 1494-1540), à Beauvais (transept entre 1500 et 1563), à Troyes et Senlis (après l'incendie de 1504 qui ruine la charpente et la voûte de la nef ; la nef est reconstruite à 24 m de hauteur au lieu de 17 m). Les architectes français jouissent d'une réputation internationale : après Guillaume de Sens, appelé à Canterbury, ou Bernard le Vieux, opérant à Saint-Jacques de Compostelle, c'est Étienne de Bonneuil qui est recruté pour la cathédrale d'Upsala en Suède, en 1287 (avec 20 compagnons et techniciens), et Mathieu d'Arras, sollicité par le roi Charles IV (qui l'a rencontré en Avignon), pour édifier la cathédrale Saint-Guy, de Prague (1344). Il s'y rend avec toute son équipe (contrairement à Guillaume qui trouve à Canterbury des tailleurs de pierre).