Paris : visite insolite de l'Opéra-Garnier

Soumis par pierre-yves le mar, 06/04/2010 - 23:42

Si vous passez devant l'Opéra, ou Palais Garnier pour le distinguer de l'Opéra Bastille, vous verrez bien souvent un attroupement sur le parvis. S'il y a du soleil, les attroupés seront assis sur les marches, tels des otaries sur la plage, et s'il fait froid, comme en cette soirée, ils se blottiront, debout, comme des pingouins sur la banquise. Et ce soir-là, les panglossiens s'étaient déguisés ainsi, en attendant le guide. Si je fais cette allusion à la fois maritime et animalière, c'est en raison des nombreuses coutumes et similitudes avec le monde maritime et animalier, que présente l'Opéra, du moins tel que M. Djeraouane nous l'a brillamment présenté. Ne vit-on pas un éléphant sur la scène des

Indes galantes

ou six chevaux endiablés montés à l'assaut de la

Walkyrie

, ou encore, des otaries agiles droit sorties du cirque pour égayer les spectacles de Noël. D'autres animaux sont interdits et même interdits de citation, sur la scène de l'Opéra, parce qu'ils portent malheur, comme sur toute embarcation, au dire des machinistes. Il faut rappeler qu'au XVIIe siècle, au temps de Louis XIV (l'Académie royale de musique date de 1669, comme indiqué sur le grand rideau de scène), les machinistes se recrutaient parmi les marins. Quoi de plus proche effectivement entre la manœuvre des voiles et des mâts d'un navire, et le déplacement des toiles et des décors de théâtre qui font prises au vent comme des voiles. Il faut dire qu'en ces temps-là, les décors étaient peints sur des toiles suspendues, et disposées en parallèle. On n’était pas encore aux décors en 3D à roulettes. En revanche, rien ou presque n'a changé au 5ème sous-sol, 15 mètres sous la scène : comme dans les bas fonds d'un navire, les

soutiers

s'activent, les grands soirs, autour des cabestans, nommés en l'honneur de héros fameux. Les ordres ressemblent à ceci

:

"envoie-moi trois tours de

Parsifal

", "Moins haut,

Wodzek

". Les bras d'homme sont plus précis que les moteurs électriques, nous précise notre guide, quand il s'agit d'ajuster l'ouverture les panneaux de scène. Au plus fort de la saison, ils étaient 200 machinistes, répartis en

soutiers

affectés aux

dessous

de la scène,

plateautiers

travaillant sur la scèneet

cintriers

exerçant sur le

gril,

c'est à dire sur les planchers grillagés, au dessus de la scène, sans compter les

magasiniers

relégués dans les coulisses. L'électrification des moteurs, puis l'éclatement des équipes sur les deux sites en 1989, ont dramatiquement sabré cet effectif. L'

école des nœuds

et l'

école des mâts

n'ont plus de moussaillon. On ne manipule plus à bras d'hommes les mâts et les cintres qui haubanent les décors déformables. La fée électricité est venue au secours des cintriers et a relégué aux oubliettes les cabestans d'antan. Mais on utilise toujours les contrepoids en fonte, qui coulissent dans des

cheminées

, le long des murs extérieurs. Si par bonheur, vous passez au musée d'Orsay, ne manquez pas, au fond du hall, la maquette de l'Opéra. Elle montre les trois étages de cabestans au dessus de la scène et le puits de lumière qui éclairait l'orchestre ... le jour.

Quittons les sous-sols pour remonter sur scène et dans les combles : en passant, jetons un coup d'œil sur le bassin souterrain construit par Charles Garnier pour compenser la poussée hydrostatique de la nappe phréatique. Un léger sédiment déblayé tous les trois ans atteste d'une petite circulation, d'un bras moribond de la Seine, de l'Hâvre ou de la Vanne, tous trois canalisés depuis les aménagements haussmanniens. Nous n'avons pas aperçu le Fantôme de l'Opéra, ni le banc de barbeaux qu'un pompier soigne amoureusement depuis 20 ans. La cuve remplie d'eau pourrait servir de réserve en cas d'incendie. Des pompes surpuissantes se relaieraient sur les 80 mètres de dénivelées, pour inonder la scène, derrière le grand rideau coupe-feu de 17 tonnes (que compensent 17 tonnes de contrepoids). Le feu est l'ennemi n°1 des théâtres. D'ailleurs, heureuse coïncidence, pourrait-on dire, l'Opéra de Garnier fut achevé presqu'à temps, début 1875, pour remplacer l'Opéra de Le Peletier (à côté de l'actuelle Salle des ventes de Drouot) qui avait brûlé fin 1873. Cet accident sauva pratiquement le Palais Garnier, qui était en panne de financements depuis la chute de Napoléon III et les événements de 1870. Sa construction avait été décidée par Napoléon III en 1860, pour remplacer la salle de Le Peletier, jugée trop petite, et également d'accès trop difficile, particularité qu'exploita un certain Orsini qui tenta d'assassiner l'empereur en 1858.
La scène surprend immédiatement par sa pente douce, qui évoque une grève, au bord de la fosse d'orchestre. Les scènes à l'italienne offrent une inclinaison de 5% pour améliorer la visibilité depuis l'orchestre. Les salles de répétition reproduisent cette configuration, pour que chanteurs et danseurs s'y habituent. En levant la tête, on ne réalise pas la hauteur de 60 mètres qui permet de relever des décors hauts de plus de 20 m. La fenêtre derrière laquelle se joue le spectacle, une fois le rideau levé, ne mesure que 16 m de largeur, et autant en hauteur, alors que la scène est large de 52 m. En plan, l'espace scénique est pareillement disproportionné par rapport à la salle des spectateurs : celle-ci a une forme de fer à cheval, de 30 m en largeur sur 30m de profondeur, à comparer aux 52 m de largeur de la scène et une profondeur de 37 m.
La visite se poursuit toujours plus haut : nous atteignons le toit par un ascenseur qui ne connaît que 4 niveaux, et de grands escaliers en bois grinçant. Le froid nous saisit quand nous débouchons à côté de grosses cornes, semblables aux bouches à air des navires, qui permettraient, en cas d'incendie, d'évacuer les fumées. Nous escaladons enfin le toit jusqu'au faîte. A 71 m au dessus de la chaussée, Apollon, l'ami des muses et de la musique, tel une figure de proue, brandit sa lyre dans les étoiles, et toute la ville, à ses pieds, semble attentive à son appel. Juché sur la colline de Montmartre, le Sacré Cœur lui répond : "prends garde aux pluies ; nous sommes de la même pierre calcaire, dont les Parisiens sont fiers, mais la pollution nous ronge inexorablement". Vous avez dit pollution, et pourtant un apiculteur entretient deux ruches sur les toits de l'Opéra. L'histoire ne dit pas quelles roses ou quelles fleurs sauvages les abeilles ont déniché dans ce quartier pauvre en végétaux. A moins que d'un coup d'aile, elles ne sautent jusqu'au jardin des Tuileries, ou, plus proche, le jardin du Palais-Royal, que jouxtait le premier Opéra, celui créé en 1669. Rameau et Lulli y créèrent beaucoup de leurs œuvres. Molière, jouant le malade imaginaire, y rendit l'âme en 1673. Cet opéra brûla deux fois, en 1761 et en 1781 et c'est alors qu'il fit un saut près des boulevards, rue Le Peletier.
La visite insolite, "de fonds en combles", se poursuit sous les toits : une superbe charpente métallique, faite de croisillons rivés ("à chaud", faut-il préciser), totalement invisible et insoupçonnée, se cache sous l'enveloppe de zinc et de cuivre. Elle s'inscrit dans l'âge d'or du fer, dont on connaît les chefs d'œuvre, verrières des grands magasins tous proches, et ouvrages d'art de Gustave Eiffel. D'ailleurs, les deux architectes se sont connus et ont collaboré à la construction des ateliers et entrepôts du boulevard Berthier (déménagés en 1989 à la Bastille). Les combles de la coupole, qui étaient éventuellement abandonnés aux rats des villes, ont été aménagés en 1983, à la demande de Noureev, en salles de répétition. A défaut de "petits rats", déplacés à Nanterre, dans une école toute neuve, il y avait, ce soir, d'élégantes danseuses, dressées sur la pointe des pieds, qui dessinaient des arabesques au sol et dans l'air. Quelques éclats de rire juvéniles ponctuèrent notre passage, pourtant discret. Nous avons eu l'impression de déranger une leçon de magie, en préparation à l'une des 20 représentations de ballet qu'offre le Palais, désormais recentré sur la danse.
Par un dédale de couloirs et d'escaliers en colimaçon, nous avons rejoint le dernier niveau de la salle de spectacle, le poulailler, où jamais on ne vit de poules, mais d'où les cris les plus saugrenus peuvent jaillir en l'honneur ou en blâme des artistes. La salle a été entièrement rénovée dans les années 1994-5, les 1980 fauteuils, banquettes et strapontins ont été rentoilés de velours rouge (pour mémoire, il y a 2700 places à l'Opéra Bastille), et les statues redorées. Le fameux lustre dessiné par Garnier, avait été abaissé dès 1989 pour être toiletté ou les 400 ampoules remplacées dans les boules de cristal. Ce sont 8 tonnes de bronze doré qu'il fallut manutentionner ! Le programme de rénovation engagé à cette époque se poursuivra jusqu'en 2001, comprenant le ravalement des façades noircies. Ce soir, tous les feus du lustre illuminent le superbe plafond peint par Chagall en 1964. Mais saviez-vous que le précédent plafond de 1875 a été conservé, au dessus ?
Heureux d'avoir découvert l'Opéra sous un angle inconnu du public, nous sommes repartis discrètement par les escaliers de service, laissant le grand escalier d'honneur aux fantômes de l'opéra. Le Grand Hôtel, en face, nous accueillait avec autant de prestige, pour l'Assemblée générale annuelle et le dîner des retrouvailles.

Pierre-Yves landouer, le 29 janvier 1998