Le chantier des cathédrales

Soumis par pierre-yves le ven, 12/03/2010 - 23:48

La durée des chantiers
Un chantier est mené rapidement si l’économie est prospère et si les partenaires, ecclésiastiques et laïques, s’entendent bien. Il est rallongé par les troubles, les guerres, les maladies (la peste), les croisades, qui vident la main d’œuvre ... et les caisses. La figure illustre les différentes durées de chantiers : 74 % (14) des 19 chœurs, pour lesquels j'ai trouvé des dates, sont construits en moins de 22 ans. 50 % des cathédrales (sur 24) sont terminées en moins de 50 ans, ce qui n'est pas considérable. L'idée reçue de chantiers interminables est assez fausse. Les chantiers très longs sont l'exception (87 ans à Paris, 100 ans à Angers, 120 ans à Bourges, 269 ans à Toul, 318 ans à Metz, 420 ans à Troyes). Les dates connues sont celles de la pose de la première pierre (en grande pompe, mémorisée par des textes, des médailles ou des gravures), de la consécration du chœur qui est ouvert au culte en premier, et pas toujours de l’achèvement de la nef (connu par un événement qui y est célébré, ou une gravure, ou un témoignage). On pourrait dire qu’une cathédrale n’est jamais terminée, car les travaux de décoration ou de rénovation s’y poursuivent sans cesse (ex : 11 ans de décoration à Chartres, de 1210 à 1221), ou au contraire qu’elle est terminée dès la couverture des nefs, sans attendre les tours (sans cesse relevées, ou décorées). Pour ND de Paris, j'ai considéré comme date de fin 1250, même si, de 1250 à 1325, des chapelles latérales et rayonnantes sont construites entre les contreforts, derrière le mur extérieur de la nef et du chevet (Pierre de Chelles et Jean Ravy).

 

Description d'un chantier
Tout commence par l'achat des terrains, en général à côté de la cathédrale existante, dans un tissu urbain dense et encombré. Il faut exproprier les propriétaires récalcitrants : par exemple, à Amiens, les frères de l'hôtel-Dieu font traîner l'affaire 10 ans (1230-40), de procès en procès, et obtiennent de bonnes indemnités en plus de la reconstruction de l'hôpital. C'est pourquoi l'architecte Robert de Luzarches a dû débuter les travaux par la nef, ce qui est exceptionnel.
Le sol est aplani au fur et à mesure de l'acquisition des terrains. S'il faut démolir un édifice, on fait appel aux piqueurs, armés de piques. Les plans sont reportés au sol à l'aide de piquets et cordeaux. Les assises sont constituées de moellons sur 1 mètre de largeur et 0,50 m de hauteur.
On commence presque toujours par le chevet et le chœur d'une église existante qui en est dépourvue, sauf à Amiens (le chantier débute par la nef, 1220-36, car le palais épiscopal empêche la construction du chœur), Metz (nef : 1220 ; chœur après 1485), Bordeaux, Rouen ou Sées. Parfois, on ne construit que le chœur au bout d'une nef romane (ex : abbatiale de Saint-Germain-des-Prés, Narbonne, Beauvais, Toulouse). Ou bien, on conserve les piliers de la nef romane (et donc son étroitesse, qui contraste avec la largeur du chœur, et on refait la voûte de la nef ; exemples : Evreux, Bayeux (il reste des motifs géométriques au dessus des arcades en plein cintre), Le Mans (la voûte romane a brûlé vers 1150). Près de la moitié des cathédrales (80 sur 170) sont mixtes (parties romanes, parties plus récentes), 20 sont plus récentes que gothique (classique, baroque, ou gothique tardif, comme à Orléans ou Valence) et donc 70 sont purement gothiques. Le service n'est pas interrompu durant le chantier. Le nouvel édifice enveloppe l'ancien que l'on démolit au fur et à mesure (on réutilise les matériaux), ce qui impose parfois des ajustements, voire des altérations du plan originel (église Saint-Robert de La Chaise-Dieu, cathédrale Saint-Jean de Lyon). Des adaptations sont également nécessaires pour franchir des obstacles, comme les murs d'enceinte (que les cathédrales franchissent du fait de leur grandes dimensions) : à Noyon (on démolit le mur en 1150), à Troyes (vers 1200), au Mans (seul le chœur est gothique et il a fallu obtenir l'autorisation du roi Philippe II (Auguste) pour franchir la muraille), à Tours (on démolit le mur à l'Ouest), à Rodez, à Bourges (fin du XIIe siècle), à Grenoble (XIIIe siècle), à Angers (fin du XIIIe siècle). À Amiens, l'enceinte de Philippe-Auguste a été considérablement agrandie à la fin du XIIe siècle, rendant possible la construction de l'immense cathédrale (le chantier est gêné par un autre obstacle : l'hôtel-dieu qu'il faut déplacer). Mais le chantier de la cathédrale de Narbonne s'arrête en 1330 à cause du mur d'enceinte. Les Consuls s'opposent à sa démolition à cause de la menace anglaise. Des erreurs de plan sont corrigées sans que le résultat soit choquant, à Notre-Dame de Paris, Quimper - rotation de 10° entre le chœur et la nef -, Saint-Lizier. À Toulouse, le nouveau chœur est décalé latéralement, et nettement moins large que la nef romane. D'autres déformations sont dues à des mouvements de terrain constatés en cours de chantier et que l'architecte compense comme il peut : à Lyon, le chœur s'affaisse sur les dépôts fluviaux ; à Meaux, il faut restaurer le chœur 30 ans après la construction. Les erreurs de calcul ne pardonnent pas : Cluny a connu un effondrement de voûte en 1120 (voûte romane) ; le chœur de Troyes est anéanti, en cours de construction, par un ouragan (1228) ; la tour Sud de Sens s'effondre le jeudi saint de 1267 ; en 1272, c'est la tour de croisée de Saint-Bénigne de Dijon, qui s'écroule ; la tour sud de Bourges doit être consolidée (1313) et la tour Nord s'effondre à grand fracas dans la nuit du 31 décembre 1506. Le pire peut être évité quand les fissures sont observées. La poussée des voûtes était mal reprise à Amiens ; les  voûtes s'ouvraient, et il fallut rajouter des arcs-boutants (en 1497). À Beauvais, c'est la voûte du chœur (la plus haute du gothique, achevée en 1238) qui s'effondre en 1284, à cause d'une erreur de conception aggravée par une tempête. Elle est immédiatement reconstruite sur une structure renforcée : doublement des appuis (les arcades sont coupées par des piliers intermédiaires, transformant les voûtes quadripartites en sexpartites) ; nouveaux contreforts à triple volée d'arc-boutants, atteignant 50 m de hauteur ; tirants métalliques. La tour de Beauvais, qui est aussi la plus haute d'Occident (153 m), s'effondre, elle aussi, en 1573, quelques années après son achèvement. Elle ne sera pas reconstruite.