Cathédrale d'Amiens

Soumis par pierre-yves le jeu, 22/04/2010 - 14:43

isabellelefebre

dim, 09/10/2011 - 00:55

Great stuff, tout simplement génial!
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Nom:Isabelle

La cathédrale a été dédiée à la Vierge, comme beaucoup cathédrales de cette époque. Elle aurait pu l'être à Saint-Martin qui partagea son manteau à Amiens, ou aux premiers évêques Firmin ou Leu.
Des arcs-boutants enveloppent le chevet tels une forêt tropicale, à la couleur de calcaire près.
La flèche est la plus ancienne de France, les autres ayant subi assez de dommage pour être refaites. A part l'incendie de 1528, la flèche est passée à travers tous les dangers. Elle fut élevée de 1529 à 1532. Elle  mesure 62 m de hauteur et est couverte de plomb sur 3 mm d'épaisseur. Son poids est de 330 tonnes.
Sa charpente de chêne est très soignée : on coupait les arbres quand la sève descend (à la lune décroissante), puis on laissait le bois immergé pendant des mois, afin d'éliminer la sève (en s'évaporant à l'air libre, le bois se fendille). On aurait pu utiliser du châtaignier qui est un excellent bois de charpente, notamment parce que son odeur repousse les insectes et les mouches (de ce fait, les araignées ne tissent pas leur toile dans ce type de charpente !). 
Le coq qui sert de girouette au sommet de la flèche, mesure 1m07 d'envergure. Pendant la Révolution un charpentier poursuivit l'entretien de la toiture à ses frais. Pour honorer Napoléon de passage à Amiens, il  escalada la flèche (il y a des appuis à l'extérieur pour un spécialiste), décrocha le coq, le descendit afin de lui ajouter la couronne napoléonienne, et le remit en place. Ce geste lui valut d'être nommé conservateur en chef de la cathédrale. Une vraie passion attachait ce charpentier à la cathédrale. Il avait pour habitude de suivre les défilés perché sur une gargouille, tel le Quasimodo inventé par Victor-Hugo. Il advint que la gargouille céda et le pauvre mourut sur le coup. Il fut inhumé au tout nouveau cimetière de la Madeleine, créé sous Napoléon, comme celui du Père-Lachaise de Paris (afin de libérer le centre-ville des cimetières anciens). Ce cimetière était, au début, boudé par les Amiénois, car trop éloigné.
La cathédrale a été construite à partir de 1220 pour plusieurs raisons : 1220 était la pleine période de construction des grandes cathédrales. Le règne de Saint-Louis (1226-70) coïncide avec la rénovation ou l’édification des cathédrales de Paris, Rouen, Amiens, Beauvais, Auxerre, nef de Bourges, Metz, Toul, c’est à dire du deuxième cercle autour de Paris, après le premier cercle comprenant Chartres, Reims, Sens, etc. Tout évêché qui se respecte se devait d'édifier une cathédrale, si possible plus belle et plus haute que chez les voisins. Amiens est riche, grâce au textile, à la teinture exportée en Angleterre, et au vin de consommation locale. Comme par hasard, la cathédrale romane brûle en 1218 : il faut donc la reconstruire. Autre raison, les Croisés sont partis en terre sainte. Il fallait bien ranimer la foi. Bernard de Clairvaux avait eu cette idée géniale de pousser des milliers de hères sur les chemins de l'aventure. A Amiens, c'est un certain Lhermitte qui prêche la croisade (il a sa statue au chevet de la cathédrale). Mais la route est parsemée d'embûches, soit des Vénitiens qui rackettent les voyageurs pour la traversée de l'Adriatique (on peut les éviter par le Sud ou par le Nord de l'Italie), soit des Musulmans qui ne voient pas d'un bon œil débarquer ces sauvages infidèles. A défaut d'atteindre la terre promise, on se rabat sur Constantinople. Bien que chrétienne, la cité s'est coupée du monde occidental depuis la scission de l'Empire romain. Ces chrétiens là sont des étrangers : on peut les piller comme un ennemi. Pas bêtes, des chrétiens volent des reliques saintes qui ont plus de valeur que les bijoux : une valeur religieuse, mais aussi financière pour les offrandes qu'elles ont le pouvoir d'attirer. Celui qui fait un don gagne des années de purgatoire .... C'est ainsi que le chef de Jean Baptiste est ramené, en 1206, bien camouflé pour échapper aux contrôles de frontière. Jean Baptiste comme beaucoup de saints est honoré dans plusieurs villes qui toutes se targuent de posséder, ici un doigt, là un crâne, à tel point que les doigts de Jean sont plus de 10, et les crânes... également nombreux ! Amiens a fait tester le crâne en 1958 par un scientifique de Paris : on a trouvé des traces de pollen originaire de Palestine, le fameux trou dans le crâne, la dentition d'un homme de 30 ans environ, tous détails qui corroborent l'authenticité du crâne. L'histoire de Jean est souvent décrite : le baptiste s'offusqua des relations du roi Hérode avec une jeune femme Judith. Il fut arrêté et jeté en prison. Lors des noces d'Hérode et de Judith, le roi promit de satisfaire le souhait de sa femme. Elle demanda la tête de Jean. Le prisonnier fut décapité et sa tête amenée sur un plateau. Non contente de contempler l'objet de sa requête, la femme impie la poignarda. D'où le trou dans le crâne.
La cathédrale d'Amiens est la plus grande qui soit achevée en France : elle couvre 7.700 m² au sol, contre 5.500 m² à Notre-Dame de Paris (et 15.000 m² à Saint-Pierre de Rome). Elle n'est pas la plus large (15 m entre les piliers du vaisseau central, dépassé à Metz - 15,6 m - et à Chartres - 16 m -), ni la plus longue (145 m de long, 135 m à Paris, mais 149 m à Reims). Son volume intérieur est de 200.000 m3, celui de Paris de 90.000 m3. Ses voûtes sont les plus hautes (42,3 m sous voûte à Amiens,  32,5 m à Paris).
La rivalité entre évêchés poussa la ville de Beauvais, distante de 50 km, à élever plus haut encore la voûte du chevet, à 46,7 m, mais cette cathédrale resta inachevée car sa nef s'effondra en 1284. La démesure était atteinte. La nef fut reconstruite ainsi qu'une flèche gigantesque de 112 m de haut. A nouveau, flèche et nef s'effondrèrent et ne furent pas reconstruites : seul reste le chevet, et une petite chapelle attenante pour les offices.
La cathédrale d'Amiens a traversé sans trop de dommages les guerres et la révolution, bien qu'elle se situe dans une zone propice aux affrontements : entre 1181 à 1186, Philippe II (Philippe-Auguste après Bouvines, en 1214) combattit une coalition de barons en Flandre, en Bourgogne et en Champagne, gagnant notamment l'Amiénois et le Vermandois à leurs dépens. Il se maria à Amiens, dans l'ancienne cathédrale romane (il répudia sa femme religieusement épousée, et fut forcé par le pape de la reprendre, ce qui ne l'empêcha pas de la cloîtrer 18 ans, jusqu'à la fin de ses jours) ; Henri IV séjourna à Amiens, avec ses troupes ; les guerres de Louis XIV ne sont pas passées loin ; la révolution a délaissé la cathédrale et ne s'est pas livrée au jeu des têtes qui tombent, comme à Paris, où on avait pris les saints de la cathédrale pour des rois. La guerre de 1914 a également épargné la cathédrale bien que la ville ait été abondamment bombardée par les Allemands. Un émissaire de l'évêque auprès du Kaiser aurait négocié cette faveur, bien qu'en général les canons sont plus faciles à pointer sur le point le plus haut de la ville qui est ici la flèche. A nouveau en 1940 la cathédrale échappe aux bombardements, contrairement à celle de Reims par exemple. Entre temps l'émissaire de l'évêque est devenu pape, sous le nom de Pie XII, ce qui explique cette mansuétude divine. Les vitraux avaient été démontés dès le XVIIIe siècle quand la mode était aux cathédrales bien éclairées. Mais on a perdu l'ordonnancement et, pire, une partie des vitraux qui était stockée chez un menuisier, a brûlé avec les entrepôts à la première guerre mondiale. Il reste quelques vitraux qui ont été replacés à la rosace du croisillon Sud, dans le désordre. Il est vrai que du sol on ne voit pas la différence !
La place de la cathédrale a été récemment dégagée de la circulation qui l'obstruait et mise en valeur. La façade a été ravalée très récemment, faisant ressortir la belle pierre calcaire de la région. Même si la plupart des maisons sont en brique, il existe de bonnes carrières de calcaire à proximité. Un premier ravalement de 1865 avait employé des méthodes nuisibles : on lavait la pierre avec du savon, entraînant par là même la couche protectrice de calcin, car la pierre s'auto protège des agressions de l'atmosphère en créant une couche dure imperméable de calcin. Qu'on détruise cette couche et la pierre est à nouveau mise à nue et exposée aux agressions. Actuellement, la méthode utilisée est plus douce, à base de rayons laser, qui font vibrer les parties superficielles et détachent la crasse.
Les trois portails ouvrent sur les trois nefs. Ils sont suffisamment en retrait pour les abriter de la pluie, mais ... pas des déjections des pigeons. Aussi un procédé à base de courant électrique a été mis en place pour les faire fuir. Les embrasures des portails sont ornées de statues de saints et d'apôtres. On peut reconnaître Jean, qui est le seul imberbe, Philippe, qui tient un pieu, Thomas avec son javelot. Ce ne sont pas des sportifs, mais des martyrs qui montrent l'instrument de leur martyr. Le linteau porte les habituelles scènes du jugement dernier, où les méritants sont séparés des méchants destinés à l'enfer. D'ailleurs la gueule béante d'un dragon les avale. L'un d'eux qui semble traîner (un vide le sépare du précédent) porte sa bourse à la quelle il tient jusqu'au bout : c'est l'avare.
Plus haut, se déroule une "galerie des rois", comme à Paris, mais celle-ci n'a pas eu à souffrir de la vindicte révolutionnaire.
Pénétrons dans la nef : on est surpris par la luminosité, sans pareil à la cathédrale de Paris. D'une part les vitraux sont ici très étendus, à tel point qu'ils couvrent toute la partie haute des arcatures, mais aussi la partie derrière l'étage de galerie, et d'autre part, comme on l'a dit, les vitraux de couleur (sombre) ont été démontés pour que la lumière entre. Les fenêtres hautes dépassent largement celles de Chartres (12 m à Amiens contre 7 m à Chartres), mais elles sont surpassées à Metz (qui est contemporaine - 19 m - et à Beauvais - 18 m -). Je pense que la cathédrale a perdu un peu de sa force mystérieuse et mystique, à montrer trop nettement sa structure intérieure. Le recueillement est sans doute moins propice dans ces conditions. Profitons pour mieux admirer les piliers, qui s'élancent d'un jet jusqu'à la voûte, et les grandes arcades qui s'élèvent à mi-hauteur (20,7 m à la clef). A part Sens, la proportion entre les grandes arcades et la voûte reste de l'ordre de 35 % jusqu'en 1180. A partir de Chartres (1194), cette proportion passe à environ 45 % (49 % à Amiens), ce qui accentue l'élévation du premier niveau d'arcade et l'impression de verticalité.
Les voûtes s'ornent d'arcs multiples, plus décoratifs que porteurs (liernes, tiercerons), qui se croisent et s'entrecroisent comme un réseau (commencées en 1265).
Rabaissez maintenant les yeux sur le dallage remarquable, noir et blanc, qui dessine des croix de svastika (elle tourne dans le sens inverse de la croix gammée). Au centre, un chemin trace un dédale de 234 m de développement, que les pèlerins suivaient debout ou à genoux. Cette preuve de leur foi leur faisait gagner des indulgences en rémission des pêchés, comme s'ils avaient fait le pèlerinage de Rome. Au centre, sont les effigies des architectes : Robert de Luzarches, qui mourut 4 ans après le début des travaux, Thomas de Cormont et son fils qui lui succéda.
Le 24 juin, ce qui n'est sûrement pas un hasard, l'ombre portée par le doigt de l'ange d'une statue voisine pointe sur le centre des quatre effigies. Il y a foule pour constater le prodige.
Si on se retourne, on ne manque pas les deux gisants au premier tiers de la nef, ceux des commanditaires de la cathédrale. Plus haut, au dessus du buffet de l'orgue, la rosace paraît petite et pourtant elle mesure 13 m de diamètre, la taille d'une piste de cirque (soit dit en passant, les pistes de cirque mesurent 13 m à cause de la longueur du fouet, 6,5 m !). Une fois encore, une cathédrale dépasse ce record : 14 m de diamètre à Strasbourg.
L'architecte Robert de Luzarches a commencé par le nef (1220-36), ce qui est inhabituel. Il fut empêché par les frères de l'hôtel-Dieu qu'il fallut exproprier. Ceux-ci firent traîner l'affaire 10 ans (1230-40), de procès en procès, et obtinrent de bonnes indemnités en plus de la reconstruction de l'hôpital.
Le chœur, achevé en 1269, est plus lumineux encore.
La vie de saint Firmin, premier évêque d'Amiens, est racontée sur le panneau du bas côté droit du déambulatoire du chevet. Il se lit de la nef (ici à gauche) vers le chevet.
Firmin vivait sous l'occupation romaine, au IIIe siècle, et évangélisait à tour de bras, jusqu'à ce que cela inquiéta la milice romaine : il fut arrêté, jugé et eut la tête tranchée. Son corps fut sommairement enterré et oublié, jusqu'à ce qu'un évêque prêcha qu'il fallait l'honorer à nouveau. Comme par miracle, un rayon lumineux pointa sur une zone où, en creusant, on exhuma le vieux Firmin intact, les mains encore croisées sur la poitrine. Les fidèles emmenèrent sa dépouille en procession jusqu'à la cathédrale romane. Sur le chemin, les arbres se mirent à fleurir. On était en plein mois de février. Depuis lors, Firmin est honoré comme patron de la ville.
Dépassons la bande dessinée en relief, jusqu'à la grille du chœur : un gardien nous ouvre d'un geste adroit (la gâchette s'atteint de l'intérieur). On découvre les stalles en chêne, décorées de scènes religieuses ou de la vie courante. Notre guide nous fait remarquer le crâne poli d'une jeune dame appréciée des chanoines, et les trois rangées d'observateurs de la Nativité : en faisant le tour du panneau, on constate qu'ils sont debout sur des bancs !
En sortant de la cathédrale par l'ouest, il faut lever les yeux sur les deux tours : on devine à peine que la tour Nord est un peu plus haute que sa sœur, et la plus récente (1401, contre 1380).
En fin d'après-midi, la visite se termine précisément pas les tours : c'est une belle occasion de voir de plus près les gargouilles qui rejettent les eaux de ruissellement, la toiture, faite de 25.000 ardoises, les arcs-boutants qui étayent la nef, et les toits de la ville moderne, minuscules.

Pierre-Yves Landouer, 2000