Les pays voisins de l'Île-de-France sont plus ou moins influencés par le gothique français

Soumis par pierre-yves le jeu, 11/03/2010 - 00:26

Dans le territoire des Plantagenêts, des cathédrales voient le jour, mais dans un style différent du gothique "français" : 

  1. la cathédrale de Poitiers (où Henri II et Aliénor se sont mariés en 1152) est reconstruite à partir de 1162, sur le modèle d'église-halle. Les 3 nefs du vaisseau central et des deux collatéraux sont de même hauteur. Il n'y a pas de fenêtre haute à la nef centrale, pas de transept et pas de chapelles rayonnantes.
  2. la cathédrale d'Angers (1150-1250) a une nef unique (comme dans le roman), et pas de collatéraux. À Angers et au Mans, les travées sont encore traitées séparément, avec des voûtes bombées comme les coupoles des églises d'Aquitaine (ex : Souillac). Entre le clef de voûte et le haut de l'arc formeret, il y a 3 mètres de différence, à Angers. Le chœur du Mans est ambitieux (10 m plus haut que la nef).
  3. l'Aquitaine est en retard (1260 pour Bayonne, 1270-1340 pour le chœur et le transept de Bordeaux).

La Normandie accompagne le gothique rayonnant, mais sans en adopter tous les traits. Les nefs sont encore de hauteur réduite :

Notre-Dame de -

année de démarrage des travaux

hauteur de la nef

Lisieux

1160 (on commence par le nef)

20 m

Bayeux

1180

24 m

Les architectes normands restent fidèles à la tradition romane du « mur épais » (2 mètres d'épaisseur) : les vitraux sont collés au mur extérieur, et un chemin de ronde passe devant les fenêtres hautes, à l'intérieur. Pour dédoubler le mur et créer des effets d'ombre et de lumière, ils disposent une coursière (le terme est bourguignon) au niveau des retombées des voûtes.  Le mur intérieur est couvert d’un décor géométrique, pour en alléger la masse, à Bayeux (entrelas de vannerie). Les ombres jouent avec les colonnes jumelées (Bayeux, Saint-Étienne de Caen, Coutances, Lisieux, mais aussi au Mans). À l’extérieur, les architectes demeurent fidèles à un jeu de masses géométriques. Leur style est proche du style anglais (d'où le nom syncrétique "anglo-normand") avec une croisée du transept importante, des chapelles axiales à Coutances, Rouen, et une profusion des colonnettes, d'arcs et de moulures. Les arcs-boutants font leur apparition en Normandie, vers 1200 (au chevet de Lisieux). En 1204, la Normandie est annexée à la France (par Philippe II), qui relance les grands chantiers (chœur et tour lanterne de Lisieux, par exemple ; chevet de l'abbatiale du Mont-Saint-Michel).
Même après 1215 (à l'époque du gothique rayonnant et "maniériste"), les architectes du Nord de la France (cathédrales d'Arras et Cambrai, démolies pendant la Révolution) et de la Bourgogne (St-Étienne d'Auxerre, chœur : 1215-30, ND de Dijon, nef : 1220-35) montrent un certain conservatisme en adoptant des plans simples, une croisée du transept surélevée, des piliers à chapiteaux à crochets, un couvrement sexpartite et le "mur épais" (avec une coursière au niveau des fenêtres hautes).

La Lorraine et la Champagne adoptent une particularité commune : le triforium est vitré sur toute la surface extérieure à Metz, Troyes, Châlons et Saint-Remi de Reims. Cette disposition s'apparente à celle de la coursive.

Le Midi possède des diocèses trop nombreux et trop morcelés pour financer de grandes cathédrales. Il reste fidèle aux murs épais, aux petites fenêtres hautes, aux oculus de façade et aux intérieurs sombres. Il ignore les arcs-boutants qui permettraient d'alléger les murs et d'élever haut les voûtes, et se limite en hauteur à  seulement 20 m à Toulouse (Albi, avec 32 m  de hauteur fait exception). Mais il privilégie la largeur : 19 m à Toulouse, 21,5 m à Mirepoix (22 m à Gérone en Catalogne), contre 16 m à Chartres, qui est la plus large des cathédrales gothiques. L'annexion du comté de Toulouse, en 1271, permet la diffusion du gothique rayonnant. Les Dominicains y contribuent (ex : chœur et transept de Saint-Nazaire de Carcassonne, 1280-1330).

L'Espagne est aux mains des Almohades. Cordoue est la plus grande cité d'Europe, avec environ 300.000 habitants, quand les grandes cités ont rarement plus de 10.000 habitants (Paris a 200.000 habitants en 1328 ; Venise, 100.000 ; Londres, 60.000). La "reconquête" militaire du pays est vécue comme une croisade chrétienne. Déjà, Tolède a été reprise en 1085 et érigée en capitale de la Castille. La victoire de Las Navas de Tolosa, en 1212, sonne le glas des Arabes. De plus, le pape Grégoire IX (1227-41) organise l'Inquisition et la poursuite des hérétiques et des Juifs. Pour affirmer le pouvoir de l'Église, le roi Ferdinand III (1217-1252) dote les résidences royales, que sont Tolède, Burgos et Léon, de cathédrales inspirées du style français. Léon est la capitale d'une région réunie à la Castille en 1230. À Barcelone (1328) et Sainte-Marie-de-la-Mer, les architectes dressent les voûtes des collatéraux à la même hauteur que celles du vaisseau central, rompant ainsi avec le style français.

L'Angleterre des Plantagenêts construit peu de cathédrales gothiques :
L'église reste toutefois très présente dans la vie des campagnes et le culte des saints locaux très fervent (réminiscence celtique), mais la tension entre le pouvoir et l’Église, née au XIe siècle s’aggrave.
Le duc de Normandie, Henri (Le Mans, 1133 - Chinon, 1189), surnommé Plantagenêt parce qu'il porte toujours une branche de genêt à son chapeau, est devenu comte d’Anjou à la mort de son père, et duc d’Aquitaine par son mariage avec Aliénor d’Aquitaine (1152). Il fait valoir ses prétentions au royaume d'Angleterre, en 1154, par le biais de sa mère Mathilde, désignée comme l'héritière d'Henri Ier et se fait couronner roi d'Angleterre sous le nom Henri II. En 1164, Henri II est impliqué dans une querelle juridique l'opposant à son ancien chancelier, Thomas Becket, qu'il a nommé archevêque de Canterbury, en 1162 (pensant mieux contrôler l’archevêché). Lors du synode de Westminster (1163), Henri II, se fondant sur la coutume du règne de son grand-père Henri Ier, prétend lever une contribution sur les terres d'Église et soumettre les clercs aux tribunaux laïcs, réforme qu'il formule l'année suivante dans les seize articles des Constitutions de Clarendon. Thomas Becket désapprouve ces décisions et, comme Thomas de Canterbury, il se réfugie en France, à Sens, de 1166 à 1170. Réhabilité dans son pays, il rentre mais meurt en 1170, assassiné par quatre chevaliers à la solde d’Henri II. Pour marquer son opposition aux meurtriers, le pape Alexandre III le canonise en 1173. Sa tombe attire des foules de pèlerins à Canterbury. La cathédrale de Canterbury brûle en 1174, ce qui décide le roi d'Angleterre à faire pénitence en reconstruisant la cathédrale. Il fait appel à l'architecte Guillaume de Sens, qui vient de signer une cathédrale d’un style nouveau et lumineux (la cathédrale de Sens est achevée deux ans plus tard). Le maître mourra d'un accident de chantier en 1178 (chute d'un échafaudage). La cathédrale de Canterbury est la première église gothique d'Angleterre. La Constitution de Clarendon retirée influencera néanmoins le développement du droit anglais et marquera une victoire permanente du pouvoir civil sur le pouvoir ecclésiastique.
Aliénor souffre des infidélités de son mari, Henri II, et vit séparée de lui, à Poitiers, où elle tient une cour brillante composée, en grande partie, d'artistes et de troubadours. En 1173, elle soutient une révolte menée par ses fils Richard Cœur de Lion et Jean (futur Jean sans Terre) contre leur père Henri II, qui la fait emprisonner. En 1185, le patriarche de Jérusalem, Héraclius, consacre l'église des Templiers à Londres, et tente de convaincre le roi Henri II de participer à la troisième Croisade aux côtés des Français (Philippe II) et des Allemands (Frédéric Ier Barberousse). Henri II meurt en 1189. Aliénor retrouve la liberté. Richard Ier Cœur de Lion monte sur le trône et part aussitôt en Terre sainte rejoindre la Croisade (3ème croisade, 1189-92). Profitant de l'absence de son frère, Jean essaye d'usurper la couronne. Richard lui pardonnera à son retour.
Alors qu'il rentre en Angleterre, Richard est capturé par Léopold V, duc d'Autriche, et livré à l'empereur germanique Henri IV. Il recouvre la liberté en 1194, après avoir versé une importante rançon. Richard se rend en France en 1194 afin de faire la guerre au roi. Il mène pendant cinq ans des campagnes afin de défendre les terres qu'il possède sur le continent. Victorieux dans la plupart des offensives, il est blessé à mort par une flèche au cours d'une escarmouche en 1199. Il repose aux côtés de Henri II dans l'abbaye des Plantagenêts, à Fontevraud. Ensuite, son frère, Jean, lui succède (1199-1216), mais il perd ses territoires sur le continent, au profit de Philippe-Auguste, d'où son surnom, Jean-"sans-terre".

Henri III (1216-72), beau-frère de Saint-Louis, assimile l'art français. Il fait reconstruire l'abbatiale de Westminster (de 1245 à 1275 environ), dans le style français (déambulatoire, triforium et fenêtres hautes allongées).
différences de styles d'architecture

 

Île-de-France

Allemagne

Angleterre

implantation

centre-ville

en dehors des villes

façade

3 portails, séparés par des contreforts massifs, correspondant aux 3 nefs.
2 tours

plus large que les nefs,
semble plaquée,
pas de tours sauf à Wells

décoration extérieure

statues-colonnes aux portails ;
profusion d'anges, de saints.

 

pas de statues-colonnes, statues dans des niches.

décoration intérieure

sobre

statues adossées aux piliers, aux retombées des voûtes. Ex : Naumbourg.

nefs

en général trois

souvent une seule, très longue en Angleterre (1)

chapelles rayonnantes

généralisées autour du chœur

non

non, seulement une
chapelle axiale

transept

saillant : plan en croix.

croisillon arrondi

deux transepts à Canterbury, Lincoln et Salisbury.

croisée du transept

à peine visible, dans la continuité de la nef au chœur

traitée différemment de la nef

murs de la nef

verticalité prononcée,
niveaux horizontaux masqués.

pas d'élan vertical

niveaux

3 niveaux : arcades,
triforium et
fenêtres hautes.

grandes arcades qui évoquent les églises romanes,
fausses tribunes,
fenêtres réduites, coursière et portique.

voûtes

quadripartites, sur
plan rectangulaire.

 

liernes et tiercerons (2)

piliers

cantonnés ou fasciculés avec les colonnes descendant des arcs de voûtes.

 

colonnes en délit, en pierre sombre, ou en marbre, polies (3).

reprise des poussées

arcs-boutants

pas d'arcs-boutants, contreforts saillants

(1) Winchester fait 170 m de longueur.
(2) les liernes relient des clefs de voûtes aux arcs doubleaux, sur la ligne de faîtage. Les tiercerons relient les liernes aux retombées des arcs de voûtes.
(3) réminiscence de l'architecture romaine. À Lincoln, Salisbury et York, marbre de Purbeck.



L'Allemagne est trop divisée pour permettre la diffusion du gothique :
En Allemagne, les Hohenstaufen (dynastie régnante de 1138 à 1254) gouvernent par l'intermédiaire des principautés de plus en plus indépendantes. Eux-mêmes résident à l'étranger (Italie, Sicile) et sont en querelle avec la papauté. Frédéric Ier Barberousse (1152-1190) participe bien aux Croisades (il meurt lors de la 3ème), mais il s'oppose au pape Innocent III (1159-81). Frédéric II (empereur de 1220 à 1250) est également en querelle avec la papauté. Il est excommunié par Honorius III (1227), Grégoire IX (1239) et Innocent IV (1245). Ce dernier, craignant pour sa vie, fuit Rome et se réfugie en France. Il y convoque le XIIIème concile œcuménique à Lyon (1245), qui condamne et dépose Frédéric II. Innocent IV conseille aux princes germaniques d'élire un nouvel empereur. Les archevêques de Mayence et de Cologne élisent deux anti-rois, le premier en 1246 (il meurt au bout d'un an) et le second en 1247.
Homme au caractère complexe, Frédéric II mène une politique à deux visages. En Allemagne, il précipite le déclin de l'autorité impériale en protégeant la féodalité et en donnant des gages à l'Église et aux princes.
Homme de culture, Frédéric II peuple sa cour de Palerme de savants grecs, arabes, italiens et juifs. Il apprend plusieurs langues et fait preuve de grandes connaissances en mathématiques, en astronomie et en sciences naturelles. L'université de Naples est fondée sous son autorité en 1224.
D'une personnalité originale et résolument moderne, Frédéric II, soupçonné d'irréligion, est plus certainement un athée né dans une période de foi intense. Il défend l'orthodoxie et se montre d'une grande tolérance vis-à-vis des autres religions, et notamment de l’islam.
Parce que le pays manque d'homogénéité, et de pouvoir central proche de l'Église, il n'y a pas de grands chantiers de cathédrales et le nouveau style français a du mal à s'imposer. On continue même de construire des cathédrales romanes au XIIIe siècle (Constance, Würtzburg, Augsburg, Freising, Gurk). Ce sont les congrégations religieuses, internationales par définition, qui réalisent de nouveaux ouvrages :

  1. les cisterciens adoptent le gothique en le simplifiant, par exemple en supprimant le déambulatoire (parce qu'il n'ont pas de procession à organiser) et en évitant la décoration ostentatoire des cathédrales, parce qu'ils prônent davantage de retenue et n'ont pas besoin d'émouvoir les foules : Maulbronn, Marienfeld, Ebrach.
  2. église dominicaine Saint-Paul d'Esslingen, en Souabe (1233),
  3. église de l'Ordre des chevaliers Teutoniques, dédiée à Sainte-Elisabeth (fille du roi de Hongrie, morte en 1231, canonisée en 1235), à Marbourg, en Thuringe (chœur : 1235-49, nef : achevée en 1283).
  4. la collégiale de Saint-Géréon, à Cologne, est rehaussée, à 35 m, à partir de 1219, sur une base romane, et la collégiale Saint-Cassius de Bonn est reconstruite à partir de 1220. Les seules introductions modernes sont la croisées d'ogives et le dédoublement des murs (avec une coursière).
  5. Saint-Maurice, à Magdebourg, est dotée d'un nouveau chœur, sans déambulatoire, ni chapelles rayonnantes, et sans arcs-boutants (1209-40), mais avec des contreforts imposants. Les arcades sont disjointes, séparées par des piliers massifs. Le premier déambulatoire est à Bâle (mais sans chapelles rayonnantes).
  6. Saint-Maurice de Münster (1225-64) a une seule nef, à coupoles profondes, comme au Mans, et deux chœurs (est et ouest).
  7. enfin, la cathédrale de Cologne abandonne ses deux chœurs et adopte le style gothique (1248). Les deux cathédrales St-Étienne de Metz (ville impériale libre au XIIe siècle) et Toul sont reconstruites au XIIIe siècle.